Ce diagnostic de Borderline ou état-limite, nous laisse dans l’indéfini quant à sa correspondance métapsychologique freudienne. Nous devons donc nous livrer à une déconstruction dans la visée de former des hypothèses sur les mouvements intra-psychiques chez ces sujets.
Ces cas cliniques à la limite de l’analysable ont existé depuis le début de l’aventure freudienne, mais n’ont pas été nommés comme tels. Déjà, en 1938, Freud identifiait ces patients : « Les causes aussi bien que les mécanismes pathogéniques de leur maladie doivent être identiques ou tout au moins très semblables à ceux des psychotiques1 ». Mais c’est de l’autre côté de l’Atlantique que cette nouveauté nosologique a été proposée aux environs de la moitié du 20ème siècle, lorsqu’on assiste à l’émergence historique d’un concept repérable d’une part, comme limite à la nosologie psychiatrique, d’autre part, comme limite au fonctionnement analytique, notamment au travers de la relation transférentielle établie lors des entretiens préliminaires.
En effet, certains patients apparemment névrosés développaient durant leur psychanalyse une psychose de transfert, altérant profondément la relation avec le thérapeute et limitant la prise en charge analytique. Nombre de psychanalystes des deux côtés de l’Atlantique tente de cerner cette pathologie hors psychose, névrose ou perversion : Hélène Deutsch en 1934 avec sa notion As if2, reprise en 1960 par Donald W. Winnicott avec le concept de Faux self3. La psychiatrie franco-germanique poursuit des études dans ce sens durant les deux décennies suivantes, mais ce sont les travaux de Heinz Kohut en 1975, d’Otto Kernberg en 1979 et de Jean Bergeret en 1974 en France, qui apporteront un développement intéressant pour le repérage tant clinique que psychopathologique des États limites. Ces travaux trouvent prolongation avec l’oeuvre d’André Green (1990) et Daniel Widlöcher (1979). Aujourd’hui, ce sont de nombreux chercheurs, cliniciens, psychanalystes qui, dans la clinique se trouvent confrontés à cette pathologie pluri-symptomatique.
La psychiatrie a d’abord considéré que les états limites étaient de nature schizophrénique. Mais bon nombre de tableaux cliniques tels que la psychopathie, la mythomanie, la paranoïa sensitive, voire certaines personnalités perverses seraient sans doute de nos jours rattachés au large spectre des états limites. Pour sa part, le DSM V (2015) établit une liste des symptômes caractéristiques des états limites, insatisfaisant à notre avis puisque mettant de côté la subjectivité des patients. Les travaux des psychiatres de la première moitié du XXème siècle ont abouti à l’émergence du repérage clinique d’un ensemble de patients se situant aux frontières des registres nosologiques décrits alors et qui ne pouvaient être considérés comme « normaux ».
Dans la deuxième moitié du siècle, les psychanalystes en prolongeant ces travaux ont tenté, au-delà d’éléments cliniques évocateurs d’états limites, de dégager des constantes psychopathologiques chez un sujet limite, qu’elles concernent son intégration du moi, certains modes de défense privilégiés ou le rapport à la réalité. Ce repérage permettant un aménagement de la cure analytique, de la psychothérapie et d’orienter les patients vers d’autres dispositifs, dont le psychodrame analytique.
L’expérience de la limite à l’accompagnement d’une patiente :
À l’énumération des symptômes psychiatriques cités dans le dossier de notre patiente, on voit bien que chacun d’entre eux peut se rencontrer dans la clinique des états limites. Cette étourdissante procession de formations de symptômes trouve sa source dans l’incapacité de la patiente à mettre en place des compromis ou des mécanismes défensifs efficaces. En effet, la présentation clinique de celle-ci, diagnostiquée état limite par les psychiatres qui l’ont observée, peut poser successivement la question de son appartenance au registre des dépressions, d’une psychose, d’une névrose (hystérique, d’angoisse, phobique) ou d’une personnalité pathologique ( schizotypique, narcissique, dyssociale, dépendante). C’est donc au décours d’une errance nosologique qu’on peut aboutir au diagnostic, ce qui revient à définir l’état limite en négatif : il s’agit d’un état clinique qui n’est ni une névrose, ni une psychose, ni une perversion, ni un trouble de la personnalité classique, ni un état dépressif typique. Cela revient à cerner le concept de l’extérieur, mais ne permet pas d’appréhender la réalité même de ce concept. Le risque est d’aboutir à une catégorie diagnostique par défaut, à la nosographie variable en fonction du clinicien, à un fourre-tout hétérogène.
En revanche, dans une approche psychodynamique, les psychanalystes s’attachent à l’étude des processus psychiques du sujet de l’inconscient et à la manière la plus efficiente de l’aider, en ayant recours à une psychothérapie et en collaboration avec la psychiatrie, parfois à une médication appropriée à la violence des symptômes. Ceci dans le but de lui permettre, dans son parcours de vie, à pouvoir aimer et travailler4 comme Freud le disait.
C’est pourquoi, dans l’acceptation de cette entité floue de limite, nous suivrons les apports des travaux effectués dans ce sens et nous ferons appel, en lien avec la clinique de notre patiente, aux recherches, ouvrages et articles « cliniques » de psychiatres et psychanalystes qui ont tentés de cerner cette nouvelle organisation psychique. Ceux-ci ont permis de dégager certains éléments psychopathologiques qui, pour les analystes, portent le sceau du fonctionnement psychique du patient limite. Les éléments cliniques, s’ils sont de l’ordre de présomption diagnostique, trouvent confirmation avec l’analyse structurelle du patient. Dès lors, ce diagnostic ne peut être posé que dans le cadre particulier de consultations répétées où le praticien s’ouvre au fonctionnement psychique du patient, comme cela a été le cas pour Sandor Ferenczi dès 1932. Ce ne sont que l’anamnèse et la clinique des patients qui peuvent pointer pour nous les pistes à suivre dans le sillage de ces chercheurs.
Nous nous appuierons sur les travaux de Jean Bergeret (1992) dont l’un des apports originaux tiens à sa conception du mécanisme de défense de dédoublement des imagos dans ces organisations : pour se défendre contre le risque de fragmentation, le moi se déforme de sorte qu’une partie reste adaptée à la réalité tandis qu’une autre fonctionne sur le mode anaclitique. La plupart des lacaniens récusent le concept d’état limite pour mettre en avant celui de psychose ordinaire, ou d’une sorte de prolongation sans fin de l’adolescence, comme si la névrose infantile se prolongeait à l’âge adulte.
La plupart des approches psychodynamiques partagent les mêmes éléments cliniques, c’est-à-dire ceux que nous voyons à l’oeuvre chez notre patiente : l’angoisse, toujours présente, est parfois envahissante ou diffuse, elle se caractérise par sa labilité et la fulgurance avec laquelle elle envahit la patiente qui lui est très accessible, elle peut s’exprimer de manière paroxystique, accompagnée de sensation de perte de cohérence interne et du sens de la vie.
Lors des phases aiguës, les soignants ont constaté le combat qu’elle mène contre des fantasmes d’abandon, des craintes d’impulsion et d’échec et des sentiments d’annihilation. Cette angoisse de perte d’objet diffère de l’angoisse de castration du sujet névrosé et de l’angoisse de morcellement du patient psychotique. À travers cette angoisse, la patiente nous montre l’incapacité de son appareil psychique à lier celle-ci de façon effective et de parvenir à son contrôle par une mise en place d’opérations défensives stables ou par des compromis symptomatiques efficaces.
Lorsqu’apparaissent des symptômes d’apparence névrotique, ils fluctuent dans le temps et sont associés de façon variable. Parfois, la patiente est envahie par des symptômes d’allure phobique et si elle fait des efforts pour rationaliser ses troubles, par exemple ses pensées obsédantes, c’est d’une manière colorée d’une tonalité persécutive. Peuvent apparaître des symptômes de conversion, par exemple lorsqu’elle a « fait une gastro », où l’on ne percevait pas de fantasmes, mais se déployant plutôt dans un contexte manipulateur et agressif assorti d’une demande régressive.
Au début de son séjour au sein de l’institution psychiatrique, l’équipe soignante constatait la manifestation d’une douleur morale très importante qui s’exprimait souvent dans un sentiment de rage et de colère plutôt que de tristesse. La tristesse est venue au détour de la relation transférentielle qui s’est établie entre le psychologue et la patiente, et celle-ci a été verbalisée lors d’un jeu dans le psychodrame.
L’équipe soignante nous a dit que cette patiente exprime des sensations d’ennui corrélées à un sentiment de vide chronique et de perte du sens de l’existence. Nous avons noté aussi que cette patiente ne mentionne jamais sa conjointe lors du psychodrame, ni ses frères, ses sœurs ou son père ; cela vient signer à notre avis une anesthésie affective importante, comme s’il s’agissait d’un négatif relationnel avec autrui. Cet affectif en creux serait peut-être le témoin de l’échec des processus d’attachement précoce, qui entraînerait une impression de faux self dans une modalité d’action automatique. Il nous semble que ce vide, bien que désorganisant pour les capacités adaptatrices de la patiente et malgré sa grande pénibilité, est préférable pour son économie psychique aux affects ressentis face à la situation de dépendance ou de perte d’objets externes qui augmentent le risque suicidaire déjà très présent.
Tous ces symptômes chez la patiente sont d’une grande labilité et ne sont pas organisés.
La prédominance des troubles dépressifs est telle que nous pensons qu’ils pourraient être l’élément central de l’organisation structurelle de cette personne qui vacille entre dépression et passages à l’acte auto-agressifs dans la scarification, jusqu’à aller aux tentatives de suicide à répétition et des agir hétéro-agressifs dans et hors les murs de l’institution. Celle-ci l’a affirmé, le passage à l’acte fait partie intégrante de son « mode de fonctionnement », nous ajoutons : son fonctionnement relationnel, qui vient souligner ainsi la fragilité de son moi.
Nous avons vu qu’elle est sujette à des périodes de restriction alimentaire, avec rumination au sujet de sa prise de poids et à des accès boulimiques. Ces troubles du comportement touchent la plus large part de sa vie, mais semblent en partie épargner sa vie professionnelle, qu’elle a pu conserver et investir quelque peu.
L’équipe infirmière nous dit que la patiente déclare être soulagée lorsque elle « se coupe ».
À ce sujet, Otto Kernberg (1979) souligne qu’ au moment où la patiente passe à l’acte, elle obtient une satisfaction pulsionnelle immédiate, un soulagement accompagné – à distance – d’une sévère critique de son geste. Mais alors, comment orienter la thérapie pour qu’une élaboration soit possible, d’un passage à l’acte à un autre ? Puisque, selon Otto Kernberg, c’est un clivage défensif et l’absence d’intégration des instances surmoïques, laissant la place à un surmoi cruel qui entretiennent les répétitions.
En ce qui concerne le surmoi, nous nous tournons vers l’élaboration freudienne :
« Nous avons attribué au surmoi la fonction de la conscience morale et reconnu dans la conscience de culpabilité l’expression d’une tension entre moi et surmoi. Le moi réagit par des sentiments d’angoisse (angoisse morale) à la perception qu’il est resté en-deçà des exigences posées par son idéal, le surmoi5. »
En effet, nous dit-il, lors de l’introjection des premiers objets, le surmoi a conservé des :
« […] caractères essentiels des personnes introjectées, leur puissance, leur sévérité, leur tendance à surveiller et à punir. […] La désunion des pulsions qui accompagne une telle introduction dans le moi, provoque une augmentation de la sévérité. Le surmoi […] peut alors se montrer dur, cruel, inexorable à l’égard du moi […]6 ».
Les manifestations surmoïques de notre patiente semblent imprégnées des insultes qu’a proféré sa mère à son encontre depuis sa petite enfance. L’imago maternelle internalisée maintien une emprise toute-puissante sur sa fille. C’est donc à une position masochiste que l’enfant dans l’adulte reste attachée, et l’on peut penser que c’est le masochisme qui s’exprime lorsque cette patiente souffre et se mutile. Puis, l’état qui fait suite aux auto-mutilations est idéalisé, en même temps qu’il constitue une agression du sujet lui-même, la patiente critiquant cet état de dépendance.
Dans ce même ouvrage, Kernberg, à propos de ce type de conduite parle de faiblesse du moi, soit d’un manque de tolérance avéré à l’angoisse, quel que soit le niveau de celle-ci. Il évoque aussi un manque de contrôle pulsionnel et un défaut de développement des voies de sublimation. En effet, l’appareil psychique de la patiente semble osciller en permanence entre un fonctionnement où font soudainement retour les processus primaires de pensée, dont la particularité est un libre écoulement pulsionnel, des mécanismes de défense archaïques, dont certains sont utilisés de manière privilégiée par la patiente, et des modalités de relations d’objets internalisés. Celle-ci, afin d’éviter la destruction ou la contamination des bons objets par les mauvais objets, utilise un processus actif de séparation de type manichéen : le clivage d’introjections et d’identifications de caractère opposé, qui porte en même temps sur l’objet et sur l’image de soi. Ce clivage, on en voit bien les effets et l’aboutissement lorsque qu’on assiste au revirement soudain de ses affects, passant de l’amour à la haine et inversement ; on en observe aussi les conséquences dans les passages à l’actes concordants avec la décharge pulsionnelle, et aussi lorsqu’elle critique ces passages à l’acte, ce qui n’empêche en rien leur répétition. C’est, pour elle, dans le but d’éviter la confrontation à la souffrance dépressive et à l’ambivalence que le clivage fonctionne.
Au cours du psychodrame, notre patiente peut avoir conscience, à l’égard de sa mère, du caractère opposé de ses sentiments en deux moments différents, ce qui la plonge immédiatement dans une profonde angoisse. Il est patent que la mère de notre patiente entretient encore une relation extrêmement perverse avec sa fille, cette mère ne voulant jamais couper le lien, mais tout en en proférant des insultes à son égard. Nous savons que chaque rencontre, qu’elle soit téléphonique ou même hypothétique avec sa mère, plonge à chaque fois la patiente dans une angoisse sans fond qui bien souvent la mène à attenter à sa propre vie.
1 Freud. S., Abrégé de Psychanalyse, Paris, PUF, 1938, p. 41.
2 Deutsch H., (1934 -1970), Les personnalités « As if ». Les « comme si » et autres textes inédits, Paris, Seuil, 2007.
3 Winnicott. D. W., « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self », Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1960, p. 115-132.
4 Freud S., (3/02/1909), « Ce patient continue à avoir des attaques, mais il est devenu capable d’exercer sa profession et il s’est marié, bref, il est guéri d’un point de vue pratique; du point de vue théorique, bien sûr, il ne l’est pas ». Séance de la Société Psychanalytique de Vienne, « les premiers psychanalystes » Minutes de la SPV, Gallimard, Tome II, p. 141.
5 Freud S., Ibid, p.294 6 Freud S., (1924) Ibid. p. 295.