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Que nous apprend la recherche sur les tentatives de suicide de l’adolescent ?

La question énigmatique que soulève le suicide pourrait se résumer à cette double réponse qui d’une part, proclame que le suicide est l’apanage de l’être humain et serait le fleuron de son libre arbitre lorsqu’il traduit son refus d’abandonner ou trahir ses valeurs au profit du maintien d’une existence qui l’obligerait à renoncer à celles-ci ; qui d’autre part, voit la folie du geste du mélancolique, dont le suicide dit altruiste entraîne ceux qu’il aime dans la mort.
Mais lorsque le suicide concerne un sujet adolescent, cette énigme se double d’un scandale. Quelle raison peut conduire un jeune sujet à tenter de se donner la mort ? Peut-on considérer alors que la tentative de suicide relève de la pathologie ? Mais qui est malade ? l’adolescent ? La famille ? La société ? Nous pourrions, sur un versant quelque peu réducteur, mettre en avant les facteurs sociaux. En effet, selon la recherche:

« l’accroissement des troubles du comportement et des suicides est parallèle et suit l’augmentation du niveau économique d’un pays et […] l’occidentalisation de son mode de vie. La société favoriserait le recours à l’agir et l’émergence de conduites de dépendance, au détriment de l’intériorisation des conflits [..] et de leur élaboration intrapsychique, [l’agir] correspond à une reprise active […] de ce que le sujet a subi ou craint de subir, en un mouvement d’inversion du passif en actif, [afin] de se délivrer de l’emprise de l’objet de désir et de son propre monde interne, en général confondus, en exerçant […]en miroir une emprise sur la réalité externe1.»

La méthode statistique a permis l’émergence et la sélection de modalités dominantes du fonctionnement psychique, congruentes avec l’expérience clinique de nombreux chercheurs. La recherche entreprise et dirigée dans ce domaine par Philippe Jeammet, conduit cependant « à mettre l’accent sur des données demeurées plus diffuses et en grande partie fondues dans la complexité du champ psychique2. »

Cette constatation nous met face à la fois à l’irreprésentable du geste suicidaire et à sa dimension statistiquement observable et quantifiable. C’est dire que le suicide, tout en étant un acte extra- ordinaire, n’en est pas moins un acte qui se retrouve dans la répétition.
Dans de nombreuses recherches, la surreprésentation statistiquement significative de situations familiales troublées présente ce qu’on appelle un facteur de risque. Mais ce facteur de risque ne caractérise pas uniquement la population des suicidants, puisqu’il le fera de façon à peu près identique dans la pathologie des troubles du comportement et de toutes les conduites déviantes vis-à-vis de la société ou dangereuses pour soi.
1 Jeammet. Ph., et Birot. E., (sous la dir.) Etude psychopathologique des tentatives de suicide chez les adolescents et le jeune adulte, Paris, PUF, 1994, p. 2.
2 Jeammet. Ph., et Birot. E., (1994), Ibid, p. 100.

Les données psychodynamiques ont été considérées elles aussi comme facteur de risque suicidaire dans un certain courant de la pensée clinique qui s’est empressé de les joindre aux données épidémiologiques de la recherche, et a ainsi influencé la réflexion sur la prévention qui a été menée parallèlement. Effectivement, les facteurs de risques ont été trop souvent compris comme des facteurs de causalité du geste suicidaire, alors que leurs liens ne sont que de contingences, la suppression de l’une n’entraînant pas nécessairement la disparition de l’autre. Mais l’essentiel est sans doute que « les facteurs de risques établis sur des groupes de sujets ne sont pas à même de conduire à des prédictions de comportements individuels. La dynamique psychique de l’individu resterait prévalente dans l’évaluation du risque suicidaire1 ».

C’est la psychopathologie individuelle donc, mais aussi la dynamique familiale qui sont concernées par l’approche psychodynamique du geste suicidaire. Des théories de références différentes se sont penchées sur cette problématique : systémiques, comportementalistes, psycho-cliniques et psychanalytiques. Déjà, Emile Durkheim2 avait repéré la dimension sociale du geste suicidaire dès la fin du XIXème siècle.

La vie psychique, on le sait, est intersubjective, puisque ce sont à la fois les conditions sociales, économiques et culturelles de son mode de vie et les produits des conflits infantiles de ses parents avec ses grands-parents qui se voient reflétés dans chaque adolescent. C’est ce que nous apprend la nouvelle clinique psychopathologique de l’agir et de ses troubles, notamment celle qui concerne les conduites ordaliques de l’adolescent qui ont elles aussi, dans une recherche des limites, une composante suicidaire. Cependant, il nous semble très important pour le clinicien et le chercheur de se préserver des facilités conceptuelles issues de la notion stéréotypée de  »la crise de l’adolescence ». La question est que tous les adolescents ne tentent pas de se suicider et n’ont pas tous non plus des troubles du comportement, donc, pourquoi certains et pas les autres ?

Une partie de la réponse pourrait se trouver dans la vulnérabilité psychique de la personne qui tente de se suicider. Certains psychanalystes, à travers leur clinique ont fourni d’importantes contributions, et leurs travaux ont mis en évidence non seulement les insuffisances du surmoi de ces jeunes sujets, mais aussi la carence d’idéalisation dont ils souffrent.
1 Jeanneret. O., (1985), Suicide et tentative de suicide chez les adolescents : aspect épidémiologique et préventif, Bulletin of Internationale Pediatric Association, 6, 3, 332-352.
2 Durkheim. É., Le Suicide : Etude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1897.

Nous le constatons souvent dans notre la clinique, un contexte de dépressivité sous-jacente semble
visible au travers des difficultés du processus de subjectivation, accompagné d’insuffisances narcissiques et de la corruption des processus défensifs d’investissement narcissique, ceux qui nous mènent, dans la majorité des cas et si l’on s’en tient aux études statistiques, à des interactions précoces pathologiques. Enfin, cette vulnérabilité peut être abordée de différents points de vue. Nous avons appris que les recherches biologiques vont plutôt « dans le sens de l’impulsivité que dans celui de la dépression1 ». De plus, nous savons que les tentatives de rattacher la conduite suicidaire aux entités psychiatriques connues conduisent à une impasse : cette approche n’apporte aucun éclairage spécifique sur la nature du geste suicidaire, puisque comme tous les troubles du comportement, la conduite suicidaire est transnosographique. Néanmoins, la recherche d’un diagnostic psychiatrique est indispensable, car elle donne le contexte, conditionne en partie le pronostic et elle indique aussi les éléments sur lesquels le thérapeute peut ou ne peut pas s’appuyer.

Si on considère la conduite suicidaire comme une potentialité humaine que certains, en fonction des circonstances et de facteurs personnels seraient plus à même d’envisager que d’autres, on peut faire appel, parmi ces facteurs personnels, à une force particulière de l’instinct de mort, à l’œuvre en chacun de nous selon Freud2. Cependant, les études de Jeammet et coll. montrent que « La tentative de suicide va donc définitivement s’inscrire dans la pathologie de l’adolescence3. » Si l’on veut s’attacher aux signes cliniques de cette dépression sous-jacente aux difficultés rencontrées dans les processus de subjectivation, nous avons la possibilité de les envisager tels qu’ils sont définis dans le DSM5. Mais on peut aussi, selon sa propre pratique, construire sa propre échelle d’évaluation de la dépression et la valider sur un certain type de population.

On peut enfin et c’est notre cas, s’intéresser à la psychodynamique du sujet et comprendre l’élaboration de la position dépressive comme un processus structurant, un travail psychique dont les failles vont définir une certaine pathologie. C’est ainsi qu’on se confronte à plusieurs modèles de la dépression, dans une perspective psychodynamique : la dépression mélancolique de Freud (1915), la dépression d’infériorité de Pasche (1961), la dépression d’abandon de Masterson (1980), la dépression anaclitique de Spitz (1946), l’idée d’une dépression ratée, de Haim (1969). La notion de dépressivité va s’imposer, permettant d’opposer « ceux qui réagissent à la confrontation à la perte et à l’ambivalence à l’égard de l’objet aimé par une véritable réponse dépressive, et ceux qui ne peuvent se permettre cette confrontation et l’évitent par une symptomatologie ou un trouble du comportement4 ».
1 Shaffer D., Garland A., Vieland V., Underwood M., Busner C., (1991), « The impact of curriculum based suicide prevention programs for teenagers », American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, vol. 30 n°4 : p. 588-596. 2 Freud S., Malaise dans la civilisation,Paris, PUF, «Bibliothèque de Psychanalyse», 1971, p. 73-78.
3 Jeammet Ph., et Birot. E., (1994), op. cit., p.12.
4 Jeammet Ph., « Conduites suicidaires chez les adolescents », Revue du praticien, 37, 13, 1987, pp. 725-730.

La tentative de suicide court-circuiterait donc le travail psychique de la dépression. Ce point de vue, défendu par la plupart des psychanalystes s’occupant d’adolescents, tels que Philippe Gutton (1999), François Ladame (1981), Moses et Eglé Laufer (1989), va, peu à peu, être unanimement partagé, les anglo-saxons mettant plus en avant la notion de « hopelessness » de Goldney2 (1981). C’est à toute la pathologie des troubles du comportement que les débats se sont étendus au fil du temps ; ceux-ci étant généralement compris comme une lutte anti- dépressive. Ainsi, on a pu voir se multiplier les échelles de mesure de la dépression, cependant leur validation est relativement imprécise et laisse un doute sur la nature de ce qui est ainsi évalué.
Sur un autre versant, la tentative de suicide a été abordée par certains chercheurs comme acte psychotique : du côté de certains psychanalystes, pour F. Ladame, comme pour M. et E. Laufer, le temps de la tentative de suicide serait un moment psychotique durant lequel un effacement ponctuel mais total des liens à la réalité externe apparaitrait, sous la suprématie des mécanismes d’identification projective ou dans le flashback d’un vécu de rupture brutale au cours du processus de développement de la personnalité. La plupart de ces chercheurs admet que ce sentiment de perte de réalité est éprouvé, mais c’est le terme de psychose qui lui est associé qui pose problème pour certains. Particulièrement pour Jeammet comme pour Haim (1969) qui eux, pensent que la psychose ne peut se résumer à une simple rupture transitoire des processus secondaires et qu’en revanche, c’est un processus profond et durable de désinvestissement des liens objectaux inconscients, suivi de remaniements actifs défensifs. Néanmoins, Ph. Jeammet, à l’étude de travaux d’autres chercheurs, met en avant le fait que :
« Un concept opérant pour rassembler la question de la psychose et de la dépression pourrait être celui d’état limite, tel qu’il a été défini par Bergeret.[..] il peut efficacement rendre compte pour certains patients de cette fragilité des frontières du Moi et des particularités de la problématique dépressive.3 »
A. Haim en 1969 le premier, a consacré aux tentatives de suicide de l’adolescent un travail psychopathologique de fond. Les adolescents suicidaires présentent, selon lui, de nombreuses particularités psychologiques caractérisées par leur fixité contrastant avec la mouvance psychologique de l’adolescence. Ces Fixations, toutes anciennes, préexistent depuis longtemps à la période du suicide ainsi qu’à celle de la puberté.
2 Goldney R. D., (1981), « Attemped suicide in young women : correlates of lethality », British Journal of Psychiatry, 139, 382-390. 3 Jeammet. Ph., et Birot. E., ( 1994 ), op. cit.
Pour lui, l’adolescent suicidaire retournerait directement son agressivité sur lui-même, ou bien, dans un premier temps, il tente d’agir sur la réalité par le passage à l’acte, mais déçu, il renonce et retourne contre lui l’acte agressif. Les investissements de ces jeunes suicidaires seraient peu mobiles, se déplaçant difficilement d’un objet à l’autre, et ne pourraient se dégager de l’objet perdu. Le vécu dépressif chez l’adolescent, selon lui, se distingue des processus de deuil et s’inscrit dans une problématique narcissique en rapport avec l’idéal du moi. La problématique du suicide, de ce point de vue, se placerait donc bien en-deçà de l’adolescence.
La rencontre entre suicidants et patients diagnostiqués état limite n’est pas fortuite. On y remarque les mêmes problématiques. Pour Bergeret et pour nombre de psychanalystes, les états limites ne représentent pas une catégorie à part entière, il s’agit en réalité d’un « aménagement limite », où le moi n’a pas connu de fixations prépsychotiques sérieuses. En revanche, lors du stade œdipien un traumatisme psychique important est apparu. Par exemple, une tentative de séduction de la part d’un adulte. Le moi,trop immature, ne peut pas symboliser cette génitalité. L’enfant ne disposant pas encore de défense de type névrotique, il ne pourra pas utiliser le refoulement et aura recours à des mécanismes archaïques de type psychotique. Cependant, cet aménagement-limite mobile est souvent accompagné par une rigidité signant la fragilité de l’enveloppe narcissique.
« L’état-limite se situe avant tout comme une maladie du narcissisme. Ayant dépassé le danger de morcellement, le Moi n’a pu accéder cependant à une relation d’objet génitale, c’est-à-dire au niveau des conflits névrotiques entre le Ça et le Surmoi. La relation d’objet est demeurée centrée sur une dépendance anaclitique à l’autre. Le danger immédiat contre lequel se défend l’état-limite c’est essentiellement la dépression1. »
1Bergeret J., et coll., Psychologie pathologique, « Structure psychotique », Paris, Masson, 2004 page 201.